Le jeu vidéo comme voie d'accès à la culture

Avec un chiffre d'affaires estimé à 5,3 milliards d'euros en 2020 (1), le marché français du jeu vidéo est à son plus haut niveau dans notre pays et prend une place de plus en plus importante dans l'industrie du divertissement. La pandémie n'a d'ailleurs fait que contribuer à cette expansion, les différents acteurs de l'industrie faisant état d'années records en terme de ventes et de bénéfices nets.

Plus que jamais, le jeu vidéo peut prétendre jouer au même niveau des autres industries culturelles qu'il s'agisse de cinéma, de théâtre ou de littérature. Il est intéressant de noter l'évolution de la perception de cette industrie : autrefois on la considérait exclusivement comme un passe-temps peu convenable tandis qu'aujourd'hui, de plus en plus de personnes considèrent le jeu vidéo comme un produit culturel à part entière. Ce n'est pas pour rien que les autres industries culturelles ont de plus en plus tendance à se mêler au jeu vidéo pour leurs nouvelles productions (film Assassin's Creed, manga Splatoon etc...). Mais plus que d'être un produit culturel en lui-même, le jeu vidéo est également une voie d'accès très efficace à la culture générale dans son ensemble. Je vous propose une petite revue des ces jeux capables de nous ouvrir les portes de la culture dans cet article.

"Apprendre en s'amusant": des tentatives pour cultiver les gamers

Dans les bizarreries pédagogiques imaginées par certains enseignants ces deux dernières décennies, une formule magique mais diablement mensongère revient souvent : "Apprendre en s'amusant". Spoiler : en général, on ne s'amuse pas et la frustration engendrée fait que l'on n'apprend rien du tout. Que ce soit par des livres d'activités ou des vidéos instructives, rares sont les innovations parvenant à transmettre des connaissances par le jeu. Avec la popularité grandissante du jeu vidéo, il est naturel que de nouvelles tentatives fleurirent en utilisant ce médium : on parle de technologies éducatives ou EdTech (2).

Dans l'éducation nationale, on voit de nombreux enseignants et parents essayant de motiver les élèves à creuser tel ou tel sujet en utilisant des applications ou des sites internets se voulant ludiques à l'image de PowerZ (3), un jeu vidéo éducatif affichant l'ambition de permettre, encore une fois, "d'apprendre en s'amusant". Au programme, de la lecture, du calcul mental et toute une série de défi recouvrant le programme du CP à la 6ème. L'objectif est louable mais est empreint de cette condescendance émanant de ce genre d'initiative conçue avant tout pour éduquer et non pour amuser. Il suffit de lire le slogan de PowerZ pour le comprendre : "PowerZ, un jeu intelligent". Doit-on donc considérer qu'un jeu n'ayant pas une visée éducative est un jeu stupide ? Quand on pense aux milliards d'euros et au nombre incalculable d'emplois et d'heures de travail générés par cette industrie, il y a de quoi rire.


Dans le secteur privé, le meilleur exemple est sûrement représenté par les VSmile, consoles de la société VTech proposant de petits jeux à visée éducative. Je me souviens encore des publicités qui passaient à la TV pour ces produits et chaque fois le message était similaire : un savant mélange d'optimisme et de fausse bienveillance pour mieux dénigrer les jeux vidéo classiques. On y comparait un enfant jouant à une système de jeu lambda : hystérique, grimaçant, malmenant sa console tandis que la voix-off constatait tristement "qu'il n'apprenait rien". Ensuite, venait un autre enfant, calme, serein, l'image du petit garçon parfait, avec une VSmile dans les mains (le modèle Pocket précisément), passant un agréable moment avec ses héros favoris qui lui apprenaient toutes sortes de choses sous les yeux attendris de ses parents. On retrouvait encore une fois cette opposition moralisatrice entre un jeu vidéo classique et un jeu dit "intelligent" qui serait le seul à même d'inculquer un peu de culture générale à nos chères têtes blondes. 


Le problème de ce genre d'initiatives, au-delà de leur aspect donneur de leçon, est qu'elles ne pensent qu'à l'aspect éducatif et non à l'aspect vidéoludique et donc au divertissement. Encore une fois, il y a cette condescendance tenace envers les jeunes générations actuelles qui ne seraient enclines à apprendre des choses que par le biais d'un écran. Comme si leur intellect était trop limité pour passer par des biais classiques qui sont souvent mal aimés car tout simplement mal utilisés par les enseignants.

Les jeux vidéo classiques : une source de culture intarissable !

Vous l'aurez donc compris, une telle approche en ce qui concerne l'éducation fondamentale n'a que peu d'efficacité et pourrait même être contre-productive à mon sens. Apprendre les mathématiques, l'orthographe ou autre discipline essentielle doit passer par un enseignement en classe pour être efficace car cela demande une expertise que seul un enseignant soucieux de la réussite de ces élèves possède. Sans tomber dans la caricature anticapitaliste, je pense qu'une entreprise comme VTech se préoccupe (à raison) un peu plus de ses bénéfices que de l'impact réel de ses produits sur les acquis scolaires de ses jeunes consommateurs.

En revanche, je suis convaincu que le jeu vidéo classique, à visée divertissante, est un excellent moyen de s'ouvrir à la culture générale. Les connaissances fondamentales apprises à l'école sont essentielles mais on sous-estime beaucoup l'impact de la culture générale sur la vie des individus : c'est grâce à elle que l'on peut prendre du recul sur le monde, résoudre efficacement des problèmes et faire preuve d'esprit critique. Autant de facultés indispensables, ne serait-ce que dans notre vie professionnelle. Un papier très intéressant à ce sujet a d'ailleurs été écrit suite à un entretien avec Laurent Bibard, professeur à l'ESSEC (4).

Avant d'aller plus loin, attardons-nous quelques instants sur la définition de culture générale. J'ai choisi celle du Larousse qui m'a parue être la plus pertinente : la culture générale est "un ensemble de connaissances qui enrichissent l'esprit, affinent le goût et l'esprit critique" (5). Cette notion d'enrichissement de l'esprit est particulièrement intéressante tout comme l'affinement de l'esprit critique. La question du goût est peut-être plus délicate à traiter mais on retient néanmoins cette idée globale que la culture générale aide à structurer nos schémas de pensée.

Pour alimenter cet article, j'ai créé et envoyé un petit questionnaire un peu partout (en me faisant bannir de plusieurs forum de JVC pour l'occasion. Les risques du métier que voulez-vous !) jusqu'à obtenir suffisamment de réponses. Je vous propose une petite sélection de jeux culturels en fonction du domaine couvert. Grâce à cela, vous pourrez voir la richesse culturelle qui ressort des jeux vidéo actuels et également la vision d'environ 200 répondants sur le lien évident entre la culture et cette industrie.

Assassin's Creed : roi de la culture historique

À la question : "Avez-vous déjà apprécié un jeu vidéo pour ses aspects culturels ?" Plus de 91% des sondés ont répondu par l'affirmative. Par la suite, je leur demandais de donner un exemple précis. Sans surprise, Assassin's Creed est très souvent revenu dans les réponses pour la recréation de périodes historiques diverses. Sur ce point-là, on retrouve surtout Origins et Odyssey, respectivement pour la récréation de l'Egypte et e la Grèce antiques. Au-delà du jeu principal qui permet en effet de se plonger littéralement dans des ambiances historiques extrêmement travaillées et réalistes (à défaut d'une fidélité exacte aux évènements décrits), Origins et Odyssey ont également proposé l'excellent mode Discovery Tour qui permet de se promener dans les environnements du jeu tout en écoutant des commentaires riches en informations. À côté de la série phare d'Ubisoft, d'autres jeux sont également excellents pour parfaire sa culture historique. On retrouve notamment Crusader Kings 2 (de 1066 à 1453), Total War (chaque jeu de la série prenant place dans un contexte historique précis), Soldats Inconnus (Première Guerre Mondiale), Ghost of Tsushima (tentative d'invasion du Japon par l'empire mongol), Red Dead Redemption (Conquête de l'Ouest), A Plague Tale: Innocence (Guerre de 100 ans et épidémie de peste noire), Vampyr (épidémie de grippe espagnole à Londres pendant la Première Guerre Mondiale).


L'attrait pour la culture japonaise

Il est de notoriété publique que le Japon est un des leaders du marché mondial des jeux vidéo. Nintendo et Sony, deux des trois principaux principaux de consoles avec Microsoft, sont deux entreprises japonaises et les jeux japonais sont indéniablement des succès critiques et commerciaux la plupart du temps. Le jeu vidéo fait partie intégrante de la culture japonaise moderne et de nombreux titres proposent de faire une virée au Pays du Soleil Levant. Persona 5, The World Ends With You, Shenmue et l'intégralité des épisodes de la série Yakuza nous plongent dans la société japonaise contemporaine avec toutes sortes d'activité parfois incongrues mais durablement inscrite dans les habitudes nippones. Un exemple parlant : Yakuza vous met dans la peau d'un mafieux, il ne sera pas rare de prendre part à quelques activités annexes relativement détendue comme le karaoké. Du même studio mais plus récent, Judgement propose une expérience similaire à travers un angle plus axé thriller.


La culture japonaise ne rayonne pas qu'à travers les jeux vidéo contemporains mais aussi via des oeuvres mettant l'accent sur la mythologie du pays. Okami, chef d'oeuvre intemporel d'Hideki Kamiya, vous propose d'incarner Amaterasu, déesse japonaise du soleil, et de partir dans une aventure envoûtante à la rencontre des mythes et légendes locales. Vous vous retrouvez ainsi à affronter des yokais, esprits farceurs du folklore japonais, et à utiliser toutes sortes de pouvoirs inspirés des savoir-faire du pays. Dans un registre plus violent, Nioh et sa suite sont également des récits héroïques où vous affrontez des monstres inspirés de terrifiants conte japonais. De son côté, Sekiro: Shadow Die Twice, par les créateurs de Dark Souls, s'inspire directement de l'ère Sengoku avec une kyrielle de démons sanglants, rappelant la face sinistre des légendes japonaises (lire Histoires de fantômes du Japon aux éditions Soleil).

Je joue donc je suis : quand la philosophie inspire le jeu vidéo

Celle-là, vous ne l'attendiez pas. Et pourtant, bien des jeux de genre très différents explorent des questionnements philosophiques à travers leur intrigue, AAA comme production indépendante. De manière intéressante, ce sont majoritairement des jeux japonais qui nous livrent des récits exprimant la pensée philosophique européenne, notamment sur la question de l'humain. Xenoblade Chronicles, monument du J-RPG de Testuya Takahashi, le joueur manie la Monado, une arme légendaire dont le nom fait immédiatement penser au terme "Monade" au coeur de la pensée de Leibniz. L'intrigue du jeu oppose l'homme (le joueur et ses alliés) au divin (en la personne de Zanza, une divinité autrefois humaine) et met en lumière sa capacité de libre-arbitre à travers une passionnante aventure au gameplay rodé. Vous pouvez retrouver une excellente analyse de la place de Leibniz dans Xenoblade Chronicles grâce à cette excellente tribune publiée sur Switch-Actu (6).


Une autre série particulièrement connue pour ses aspects philosophiques est sans aucun doute Metal Gear Solid. De nombreux sujets y sont abordés, allant de l'utilisation d'armes nucléaires à la place de la langue dans l'identité d'une nation, le dernier épisode canonique en date, The Phantom Pain, s'ouvrant d'ailleurs sur une citation d'Emil Cioran. Metal Gear Solid est pour ainsi un cas à part car chaque épisode est une lettre d'amour à la culture générale, portée par son créateur Hideo Kojima. Il suffit de lire la description du compte Twitter du populaire et controversé créateur (7) pour comprendre à qui l'on a à faire : "Game Creator. 70% of my body is made of movies". 

La question de la nature humaine est également analysée à travers d'autres prismes. Cyberpunk 2077 et Deus Ex dépeignent une société transhumaniste brisée où la notion d'être humain est plus floue que jamais tout comme Detroit Become Human où des androïdes plus vrais que nature vivent aux côtés des vivants. Sur le même thème, NieR Automata décrit l'éveil de deux androïdes, 2B et 9S, aux sentiments et aux sensations humaines sur un fond post-apocalyptique commun à l'ensemble de la série NieR qui illustre l'instinct de survie de l'être humain. 

Des dystopies existent également dans plusieurs jeux vidéo qui traitent de la notion du bonheur. La trilogie Bioshock en est un excellent exemple : alors que les deux premiers épisodes présentent une société où le bonheur est atteint par des biais transhumanistes avec une glorification de la science, le troisième (qui est en réalité un préquel aux deux précédents) montre un monde céleste, très religieux où le bonheur et l'ordre font office de lois. Des productions indépendantes abordent également ce thème à l'image d'Inside (une société de surveillance de masse) et State of Mind (un monde futuriste où l'on peut être inconsciemment transféré dans un monde virtuel).


Introduire aux anciennes religions : la mythologie à l'honneur

Plus haut, nous avons mis l'accent sur des jeux vous faisant rencontrant des figures du panthéon shintoïste mais bien d'autres mythologies sont abordées dans les jeux vidéo ! Les dieux grecs sont particulièrement appréciés de l'industrie en témoignent trois exemples sortis ces trois dernières années. Mentionné plus haut, on retrouve évidemment Assassin's Creed Odyssey qui aborde les cultes vénérant les différentes divinités de l'Olympe. Les créateurs de cet épisode sont également à l'origine d'Immortals Fenyx Rising, un open-world en monde ouvert où le héros rencontre ni plus ni moins que les dieux grecs dans le but de les sauver d'une malédiction. Immortals fourmille de références en tous genres et de nombreux mythes y sont rapportés avec force détails (et quelques libertés çà et là). Du côté des jeux indépendants, on ne peut omettre de mentionner Hades, véritable bombe de la fin 2020 et qui fit forte impression auprès des joueurs et de la presse, au point d'être mentionné à plusieurs reprises à l'occasion des Game Awards. Incarnant Zagreus, fils d'Hadès, le joueur a pour objectif de quitter les Enfers dans un jeu prenant la forme d'un roguelite.


Moins adulée que la mythologie grecque mais tout aussi fascinante, la mythologie nordique n'est pas non plus en reste. Un large éventail de jeux, récents et moins récents, s'est penché sur les légendes de Thor, Odin et autres Loki : God of War vous fait rencontrer les titans de Midgard à l'image de Jormungandr, Valkyrie Profile vous laissait aux prises avec les redoutables guerrières nordiques tandis que Hellblade: Senua's Sacrifice guide le joueur à travers des légendes nordiques. Du côté des mythes hindous, on retrouve tout récemment Raji: An Ancient Epic, un des rares jeux qui y sont consacrés, avec toutes sortes d'anecdotes sur les manigances de Vishnou, Dourga et leurs comparses divins.

Le jeu vidéo : un médium pour se cultiver

Il y aurait sûrement eu bien d'autres jeux à mentionner pour leurs aspects culturels et pour les thématiques spécifiques qu'ils abordent : parmi les réponses "isolées" apportées au questionnaire, on retrouve certains noms comme Celeste, Gris et Sea of Solitude avec la question de la dépression; les oeuvres de Fumito Ueda comme Shadow of the Colossus; tant de jeux abordant des thèmes complexes pouvant pousser les joueurs à s'y intéresser même après avoir posé leur manette. 


La force du jeu vidéo par rapport aux autres médias est cette implication personnelle qu'il demande au joueur. Même si le but premier d'un jeu est de divertir son utilisateur, je suis convaincu que le jeu vidéo est une voie d'accès à la culture générale : en se sentant impliqué, que ce soit par l'envie d'atteindre un bon score ou de voir la fin de l'intrigue, le joueur s'imprègne davantage de l'univers qui lui est présenté. Et si l'univers en question est inspiré d'une réalité (historique, philosophique, scientifique), il ne serait pas étonnant de voir se développer un intérêt chez le joueur qui, fort de son expérience manette en main, souhaitera en savoir davantage. On retrouve alors la notion d'enrichissement de l'esprit de la définition du Larousse citée plus haut.

Le questionnaire que j'ai soumis aux volontaires est parlant sur ce point : à la question "Pensez-vous que le jeu vidéo puisse être un moyen d'accès à certains domaines considérés comme culturels ?", 97,1% des sondés répondaient par l'affirmative. De même, la question "Un jeu vidéo a-t-il déjà éveillé chez vous un intérêt pour un sujet en particulier de par ses aspects culturels ?", près de 70% des réponses étaient positives. Il est donc clair que le jeu vidéo est une voie d'accès à la culture générale : la richesse des thèmes culturels abordés par les innombrables jeux de qualité présents sur le marché en fait un excellent moyen de se cultiver avec une contrainte minime. À une époque où la culture est mise à mal car considérée comme "élitiste" par une partie de la classe pensante de l'éducation nationale, le jeu vidéo représente peut-être une excellente opportunité pour les jeunes générations de découvrir des sujets d'intérêt autrement que par l'école. On a déjà vu des vocations de programmeurs se dévoiler grâce à certains jeux comme Dreams et prochainement l'Atelier du jeu vidéo. Et si les historiens de demain se découvraient grâce à Assassin's Creed ?


Sources et références :
1. https://www.sell.fr/sites/default/files/essentiel-jeu-video/ejv_mars_21_web.pdf
2. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/jeux-video/jeux-video-powerz-le-dernier-ne-des-jeux-educatifs-francais_4314073.html
3. https://powerz.tech/?gclid=CjwKCAjwnPOEBhA0EiwA609ReZcDk5DKDP4T_X5op-3DVNsRLEaCS65rHyu0zWJIAgHxCLg0cJvhHBoCEacQAvD_BwE
4. https://www.mondedesgrandesecoles.fr/limpact-de-culture-generale-lexercice-responsabilites-essec-business-school/
5. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/culture/21072#161460
6. https://www.switch-actu.fr/site/tribunes/xenoblade-chronicles-une-breve-analyse-philosophique/
7. https://twitter.com/HIDEO_KOJIMA_EN

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